covid19

Ce qu’éduquer veut dire

   par le Professeur Jean-Pierre POURTOIS
    Enseigner ? Socialiser ? Conditionner ? Émanciper ?
    (Un article publié dans la revue Trait d’Union)

                                                     CE QU’ÉDUQUER VEUT DIRE

                                                                                                                                              J.-P. POURTOIS                                                 Instituteur Professeur émérite -UMONS

Le confinement a bouleversé notre mode de vie. Le moment fut propice à l’examen critique, à l’analyse de nos idées simplistes, souvent réductrices de notre compréhension des enjeux majeurs au cœur de notre existence. Autrement dit, la pandémie révèle nos fragilités et stimule notre réflexion.

De cette crise, nous sortons abasourdis, cherchant un nouvel horizon, de nouveaux  repères et une nouvelle relation au monde et à la vie sous toutes ses formes. Si on veut donner un sens à l’événement, il faut interroger nos pratiques, nos représentations, nos croyances. Une éducation nouvelle va-t-elle surgir de notre liberté confisquée ?

Au cours de l’isolement social, les mots « éducation » et « pédagogie » ont souvent été évoqués, utilisés et bien des contresens ont émergé. Une chose est certaine, c’est que ces mots ont été au centre de nombreux débats qui sont loin d’être clos, d’autant plus qu’on nous apprend que les étudiants du supérieur obtiennent de meilleurs
résultats en étant confinés. Dès lors, va-t-on continuer à éduquer comme avant ? A quelle pédagogie se référer ? Les réponses à fournir méritent toute notre attention.

Commençons par le mot « éducation » en vous invitant à poser à votre entourage la question suivante : « Qu’est-ce donc qu’éduquer ? ». Notez ce que diront les jeunes et les moins jeunes. Vous allez vous régaler des contresens, certes différenciés selon les générations. Les uns vous diront : éduquer, c’est enseigner les bonnes connaissances, les bonnes manières, les bonnes attitudes, les bonnes valeurs. D’autres vous répondront : c’est socialiser les enfants qui ont besoin des repères de notre culture. D’aucuns vous préciseront, avec force : c’est conditionner l’individu pour qu’il respecte sans faillir sa condition de citoyen. Et vous, que répondez-vous à ces belles déclarations empreintes de tant de certitudes ?

Vous leur direz qu’ « enseigner » des connaissances qui changent en moyenne tous les six ans donne le tournis. A ceux qui ont focalisé leur attention sur le fait de « socialiser », vous leur répondrez que les mères du IIIème Reich hitlérien socialisaient leurs enfants en les invitant à dénoncer les personnes de leur entourage qui
s’écartaient des dogmes nazis. On est bien loin d’un acte éducatif ! Quant à ceux qui ont mentionné « conditionner », vous leur rappellerez que l’histoire du colonialisme et celle des nombreuses dictatures ont banalisé le mal fait aux victimes de ces régimes répugnants.

Alors, me demanderez-vous, que dire de l’éducation à vos collègues et amis ? Vous leur expliquerez que le sens qui prévaut toujours aujourd’hui est issu de la longue période de l’Ancien Régime, avant la Révolution française, lorsque la plupart des sociétés connaissaient la précarité, la misère sociale, des famines à répétition, des
guerres sans fin… ; vos interlocuteurs ont gardé de cette période, à travers les générations, le souci de se protéger, de reproduire le monde à l’identique, de maintenir les propriétés indivisibles, les valeurs religieuses intouchables. Eduquer, c’était enseigner les savoirs qui expliquent que le monde est immuable ; socialiser concrétisait le souci d’installer des comportements normatifs et conditionner était la mission des classes sociales de se reproduire à l’identique et d’être respectueuses du « sang bleu » de l’aristocratie.

Puis, est venu le siècle des Lumières, les Révolutions américaine, française et industrielle. C’en est alors fini de l’éducation gardienne de l’immuable et du permanent destinée à faire face aux fléaux, aux famines et aux risques de révolte. Le monde a changé parce que l’homme moderne a émergé, porteur des valeurs de liberté, d’égalité
et développant des habiletés dont l’industrie naissante avait besoin.

Ainsi, depuis le XIXème siècle, un monde inédit est né et a nécessité une éducation centrée sur le questionnement et sur l’inventivité censés favoriser l’adaptation au changement de plus en plus permanent et accéléré. La donne est maintenant de faire face aux multiples questions qui nous assaillent. Éduquer, depuis, c’est trouver des solutions inédites aux situations sans cesse nouvelles qui se présentent à nous. Eduquer, c’est améliorer toujours plus, toujours mieux, la qualité de vie que nous partageons par le vivre-ensemble. Éduquer, c’est émanciper l’être humain de sa condition contextuelle qui limite son espérance en un monde meilleur.

Le sens nouveau de l’éducation est encore loin d’avoir été compris. Les pratiques d’enseignement sont rarement « éducatives », la socialisation est encore et toujours peu démocratique tant dans les familles qu’à l’école ou dans la communauté. Quant au conditionnement, il est toujours bien à l’origine de multiples aliénations qui réduisent notre sens de l’humanisme. En d’autres termes, l’éducation visant l’émancipation de l’homme reste à bâtir. Bien des pratiques, des représentations et des finalités sont à revisiter. Une véritable révolution copernicienne est à engager si nous voulons démentir Houellebecq lorsqu’il écrit : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; il sera le même, en un peu pire ».

« Eduquer après le covid-19 » va-t-il enfin nous propulser dans ce XXIème siècle qui pourrait être alors celui de l’éducation, en lieu et place de celui des religions (Malraux) et des idéologies issues de l’Ancien Régime ? L’Homme aujourd’hui est invité à s’émanciper. Tel est le défi de l’éducation nouvelle. Mais que signifie « s’émanciper » ? Il faut nous rappeler que la nature de l’Homme est de se dégager de toute servitude (La Boétie), que le pouvoir de penser et d’apprendre réside en chacun de nous (Nietzsche / Freinet), que le désir et la joie (Spinoza) de s’engager (Mendel) lui donnent sa force. S’ensuit un profond sentiment de compétence (Bandura) en tant qu’efflorescence dionysiaque de notre besoin d’affranchissement. L’émancipation est empreinte de l’idéal libertaire (Camus) qui veut la liberté, l’égalité, la justice pour tous.

Il s’agit de penser pour connaître et non l’inverse comme le pratique encore et toujours l’enseignement traditionnel. Aujourd’hui, il est urgent de savoir ce qu’éduquer veut dire, de lui trouver un sens, une finalité, un but, des valeurs qui épanouissent et de créer ainsi un monde un peu moins pire. En d’autres termes, le monde qui nous vient nous incite à reconsidérer nos pratiques d’éducation. Le moment est propice de passer d’une culture de « la réponse » sans effort de pensée ni recours à l’esprit critique à une culture privilégiant « la question » qui favorise l’invention d’un monde nouveau et qui stimule la force de vivre.

Lors d’un prochain échange, nous expliciterons le concept de « pédagogie ». Goethe l’avait déjà balisé en écrivant : « Si tu vois l’enfant tel qu’il est, il le restera. Si tu le regardes tel qu’il pourrait devenir, il le deviendra ». Au plaisir de vous retrouver.

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